Pierre Fresnault-Deruelle
La lettre comme image
Étapes, n° 112, septembre 2004

On connaît les pierres levées de Stonehenge dont la dure silhouette découpée sur l’horizon ne laisse pas d’impressionner. On connaît aussi ce qu’il reste des murailles de Tyrinthe prétendument bâties par les Cyclopes, derrière lesquelles, avant que la Grèce policée ne bâtisse ses temples, se fomente toute une vie guerrière dont les Tragiques nous disent qu’elle fut une sorte de cauchemar sans fin. Le rougeoiement des incendies allumés par les soldats d’Agamemnon est une lumière que l’éclat d’Hélios, sur le marbre des temples, ne peut totalement neutraliser.

Il y a de cette terrible lueur sur l’affiche de Catherine Zask qui fut chargée d’annoncer qu’on donnait Macbeth de Shakespeare un soir de novembre 2001 à L’Hippodrome de Douai. Sur l’affiche de la graphiste, les lettres du mot « Macbeth » se présentent comme le haut crénelé de quelque château. Nous sommes en Ecosse, c’est-à-dire bien loin de cette Grèce pré classique (où l’imaginaire romantique retient plus facilement les terrifiantes Erinyes que les souriantes Euménides) ; mais Il se trouve que la couleur bronze, transparaissant dans le ciel de l’image, évoque aussi bien l’airain des Celtes que celui des Atrides. En Bref, l’Ecosse mythique de Shakespeare est d’abord une terre lugubre dont les forteresses, quels que soient les firmaments qui les dominent (on peut, aussi, songer aux burgs de Victor Hugo) disent partout la même vie ensauvagée.

L’affiche de Zask a la roideur du sujet qu’elle traite, ou plutôt du spectacle qu’elle annonce. La pièce du dramaturge élisabéthain, on le sait, est d’une rare noirceur, que rien ne peut adoucir, si ce n’est les moments de moindre tensions qui, comme les répits lorsque le malheur règne, permettent à ce dernier de reprendre de plus belle.

Le spectateur se heurte frontalement à ce mur comme un prisonnier à celui de sa prison, qui n’aperçoit le ciel qu’à travers la seule ouverture d’un soupirail. En vérité, c’est d’un autre enfermement qu’il s’agit : les personnages de Shakespeare vivent dans l’espace contraint de l’aveuglement ou de la folie. Lady MacBeth (image : tableau de Füssli, Lady MacBeth) on le sait, est somnambule, qui erre, tourmentée par le sang qu’elle a fait verser ; Macbeth, après, son crime, cherche et trouve le trépas. La chiche lumière qui éclaire la scène est celle d’une nuit incertaine sur laquelle se détache en caractères d’infamie le nom du meurtrier de Duncan et Banquo. On sait que le remords (ce qui vient « remordre ») est comme l’amour (mais pour de tout autres raisons) ce qui peut faire délirer les hommes. De fait, ces formes abstraites que sont les lettres deviennent, au sommet du rempart qui les exhausse, les signes hallucinés de la dénonciation du régicide. Funeste gloire du damné dont le nom porte les couleurs de la mort et qui, dressé sur le château de Dunsinane, se déploie tel un sinistre chemin de ronde.

Taillées dans le roc, les lettres M-A-c-B-e-t-h, parce qu’elles sont de tailles diverses, ont l’irrégularité des matériaux trouvés sur place, que l’industrie des hommes n’a pas su (ou voulu) égaliser. Normalisées, ces lettres-pierres eussent signifié la commémoration, c’est-à-dire « l’édification » à tous les sens du terme ; mais, arrangées de la sorte, elles disent, d’abord, cette sorte de « brutalisme » qu’on trouve dans les édifices primitifs. Un brutalisme évidemment conforme au climat de cette histoire dont nous sentons bien que, faite de folie sanglante, elle nous est atrocement familière.

Cet usage des caractères réifiés de l’alphabet n’est pas chose rare chez les graphistes. Souvenons-nous de l’affiche du film de Visconti Les Damnés (image : Les Damnés de Visconti) ou, dans un registre souriant, des facéties poétiques de Joost Swarte (image : Les Lettres à l’aise de Swarte, détail), des dessins de Milton Glaser, encore (image : M. Glaser Filmsense). D’une manière générale, les lettres sont depuis toujours considérées comme des êtres graphiques (des « alphabêtes » disait Queneau) dotés d’une vie propre. Parce qu’ils sont en effet des notations arbitraires (comme disent les linguistes) les lettres et les mots ont tendance à retrouver, comme par compensation, les images de l’idéographie. Que dire, à ce sujet, de L’Art de la conversation de Magritte (image : L’Art de la conversation, Magritte) tableau sur lequel le peintre montre un empilement, aussi massif qu’improbable, de blocs de granit ? Ce délire « constructiviste », on le sait, cache en son sein le vocable « rêve » dont une des connotations — l’inconsistance- tranche d’étrange façon avec la matérialité de ses composants. Comme si les mots (ou plutôt leurs images) étaient dotés d’un poids d’imaginaire plus lourd que le peu de réalité à quoi nous nous raccrochons…

La réification des signes est devenue, au XXe siècle, un lieu commun. Et pourtant, lorsqu’une affiche comme Macbeth paraît, le court-circuit (en principe révoqué) qui va des lettres aux images se voit soudain chargé de sens. Considérant les lettres et leur syntaxe comme le plus noble des matériaux, notre graphiste célèbre Shakespeare magnifiquement. Ailleurs, ce sera Tchekhov (image : Les trois sœurs) ou Claudel (image : Tête d’Or) Zask ou l’exigence.