Henri Gaudin
À la lettre [extrait]

Texte écrit à l’occasion de l’exposition Zask’s the Question à la Galerie Anatome (2004)

et développé pour le livre Poster Collection 12 (2005)

Zask : un court-circuit entre les altitudes de deux tirets ; Z pour l’éblouissement du regard, S pour la musique du trait ; la dernière et première lettre de l’alphabet pour dire que la symbolisation humaine est là, à l’intérieur des lettres. Dans le bâton primitif, la griffe humaine. Le premier geste ne s’alanguit pas. Avec le silex, se creuse l’ornière primordiale. Au charbon, en négatif, s’écrit l’aube : une ligne horizontale. L’embrasure d’un ciel noir éclaire violemment son amour de la lettre. Catherine Zask tire le trait, croise les jambages majuscules, dessine des aiguillages pour nous faire prendre des directions insoupçonnables, traque les atomes de l’écriture.

La lettre M prend la puissance du meurtre. La gageure : aller au-delà des nominalistes. Avec eux le mot « chien » aboyait ; chez elle, amour et violence sont dans les signes typographiques. Avant la lettre même. À la Villa Médicis, elle coupe en trois le R de Rome, dessiné à l’encre sur papier. Sans doute pour nous dire qu’il y a plus primitif que le bâton, et que la symbolisation précède le signe. Le mot ne naît pas du cri, mais de la conscience déjà du mot. On ne peut dire « arbre » sans connaître déjà ce qui n’est pas l’arbre. D’où l’incessante errance entre le mot, l’avant du mot : la lettre ; l’avant de la lettre : un gribouillis. L’avant de l’avant, le germe d’une pensée qu’est la figure. Par où débute-t-elle, la pensée : le trait ? le gribouillis ? Catherine Zask emprunte le chemin amont, elle se tient dans le clair-obscur. C’est à la recherche d’un Rome d’avant Rome qu’elle part ; d’avant que le soc de la charrue ait marqué la frontière du dehors et du dedans pour fonder la ville. Avant que ce soc ne soit levé, là où seront implantées les portes. Sa rage de comprendre la partage entre questionnement (souvent claque le « pourquoi ») et mutisme. Entre expressions cabalistiques et gestes de la main qui tranche. Entre l’embrouillamini et le coup de sabre du trait. C’est parce qu’elle aime les mots qu’elle s’acharne à les interpréter jusqu’à l’impossible. Elle dit « dépecer jusqu’à l’os ». L’herméneutique de l’écriture est ce voyage sans fin qui va chercher dans la fascination du trait son énergie — énergie d’un soleil noir sous lequel elle retourne la négativité du monde. La lumière brille dans l’écheveau des lignes. Le trait se dénoue dans le geste de la main qui torsade et enroule sans jamais étrangler l’espace. Elle ouvre les volets.
Sans cesser de témoigner de la violence du monde, elle la stigmatise : c’est le fait de l’artiste. Toute généalogie traverse des tas d’ossements, mais son voyage à la source du signe va du mot jusqu’au jambage de la lettre. Si elle joue de la lettre, c’est pour nous dire que sa solitude serait mortelle. On ne prononce le mot qu’inclus dans tous les mots du monde. En l’exceptant, on ne le désigne pas sans faire appel à tous les mots, à toutes les choses. Du trait, elle retourne à la lettre, au mot, à l’écriture.