Annik Hémery
La grande Catherine

Intramuros, n° 113, juillet-août 2004

La Galerie Anatome (Paris) expose Catherine Zask, une graphiste qui, en désarticulant les mots, a ouvert la boîte des sens. Et avec elle, un espace infini de liberté pour le graphisme.

Grand Prix à la Biennale Internationale de design graphique de Brno 2002 (Tchécoslovaquie), Catherine Zask est une graphiste discrète dont les travaux, réalisés pour des organismes culturels et institutionnels (scène nationale de Douai, Société civile des auteurs multimédia, École Boulle, École d’architecture Paris-Malaquais, etc.), restent confidentiels.

Intitulée « Zask’s the Question », la première exposition rétrospective, à la Galerie Anatome, ne dévoile pas, tout de suite, le mystère en zappant avec humour la question et en apposant, comme « visuel », des signes cabalistiques sur fond noir. Un fil tendu par la graphiste, qu’il suffit de suivre pour ensuite dérouler la pelote.

Ni ésotérique ni mystificatrice, Catherine Zask, qui a ouvert son agence de graphisme à Paris en 1986, y livre d’emblée le « code » : l’alphabet désarticulé qui lui a servi à écrire son nom sur l’affiche de l’exposition. C’est à la Villa Médicis de Rome, où elle séjourne en 1994, qu’elle a procédé à cette patiente déconstruction typographique en commençant par la lettre R de Rome. Dans une vidéo, elle raconte comment, revenue à Paris, elle a mis au point l’alphabet Alfabetempo qui résulte de « la décomposition des temps du tracé des lettres ». Alfabetempo se retrouve dans l’affiche pour le spectacle Event de Merce Cunningham composée en 2002 pour l’Hippodrome. Un condensé de forme surprenant qui fait doublement sens puisque le nom du chorégraphe y est inscrit (en Alfabetempo) et que cette trace, illisible mais expressive, fait penser au marquage au sol d’un énigmatique pas de danse, ou à un dispositif scénique libéré de la pesanteur.

De telles coïncidences sémantiques se retrouvent pratiquement dans toutes les affiches que la graphiste signe, depuis 1997, pour la scène nationale de Douai. Une collaboration exemplaire entre un commanditaire et un designer graphique qui a choisi de laisser le mot faire librement — et intensément — image. Ainsi dans cette affiche Rain, primée à Brno, presque tous les mots (y compris les informations sur le théâtre) sont liés par des traits, lesquels renvoient au rideau de cordes qui sera installé sur la scène afin de suggérer la pluie ; dans Macbeth, les lettres du titre de la pièce de Shakespeare sont portées, jusqu’en haut de l’affiche, par un immense aplat de couleur noire d’où sourd comme une menace latente ; pour Les Trois Sœurs, le S des terminaisons forme une chaînette qui ressemble au cordon ombilical des origines. Un pied de nez graphique au texte de Tchekhov… Il suffit parfois à la graphiste de tirer sur la patte d’une lettre, d’en gonfler une autre, de lancer sur les mots des fils (filins ?) pour capturer ainsi une infinité d’images sans représentation réaliste, de récits sans mot, de sensations uniques (légèreté, vertige, ivresse).

Cet ailleurs graphique et multisensoriel, qui renvoie puissamment à la vie, ne vise pourtant pas à suppléer la réalité : la mise en scène physique de la pièce, les propos du client, l’imaginaire du public… Pour parvenir à ces constructions ouvertes et si parfaitement ajustées, aussi équilibrées qu’une composition architecturale reposant sur l’emploi du nombre d’or, Catherine Zask procède par d’incessants allers et retours entre le travail de commande et la recherche. Laquelle lui fait emprunter des itinéraires tout à fait inhabituels.

Outre la décomposition du tracé, la graphiste s’est mise ainsi à explorer les blancs provoqués par la composition typographique. C’est en travaillant, pour la Scam, sur une phrase du réalisateur Denis Gheerbrant qu’elle met en évidence un espace entre les mots. Elle l’intitule « révélation des espaces latents » : « Sporadiquement, des espaces (entre-mots, entre-lettres, entre-lignes, entrecolonnes) sont révélés par noircissement. Ces « entre-espaces » (entre-temps, intervalles) peuvent aussi vivre en dehors du contexte qui les a révélés. » Une affiche librement inspirée d’un dialogue de Platon, intitulée Alcibiade au téléphone, traduit ainsi cet espace latent par des zones noires, qui apparaissent comme des négatifs de la parole du philosophe.

Comme la lettre, le gribouillis, une « radiographie de la pensée » pour Catherine Zask, constitue un moyen pour collecter du sens. En 2001, elle décide de ne plus jeter dans la corbeille ses gribouillis mais de les ranger : « Il y en a un, minuscule, qui tourne en rond comme une pelote. Je l’ai remarqué. C’est lui que j’attaque en premier. Scann. Agrandissement. Radiographie. Ca roule, ça s’enroule, ça tourne, ça s’emmêle, c’est un volume, et c’est une pensée. Si le corps peut produire une trace, pourquoi pas la pensée ? » Et ces pensées-là peuvent constituer également des images « latentes ». L’une de ces radiographies de pensées « fait » ainsi la couverture d’une publication sur la recherche (journal En direct publié par l’université de Franche-Comté). Une autre se retrouve projetée, en grand, sur une affiche réalisée pour l’Hippodrome. Dans les volutes vertes s’accroche, de manière pétillante, tout le programme de la saison 2002-2003. Une autre manière de « voir » le théâtre.