Étienne Hervy
Zask, jazz, une cohérence en liberté

Étapes, n° 107, avril 2004

Tel apparaît, de prime abord, le travail que Catherine Zask poursuit depuis 20 ans dans le champ du graphisme.

En 1994, à la Villa Médicis, après déjà dix ans de pratique, Catherine Zask s’attache pendant une année à déconstruire la lettre R. Elle y parvient en isolant au pinceau les gestes : un trait — une courbe — un trait, par lesquels le caractère s’inscrit sur le papier. De l’aventure naît « Alfabetempo » auquel, de retour à Paris, l’ordinateur contribue à donner un aspect architecturé. Chaque lettre s’inscrit selon les 1, 2, 3 ou 4 temps de tracé quelle nécessite. Cette approche quasi-musicale de la lettre traduit bien son graphisme qui restitue rythme et tonalité aux mots. Si « Alfabetempo » délaisse la lisibilité, il n’en conserve pas moins une force d’expressivité, la marque d’un système pensé et approprié. D’autant que l’aventure et l’exploration se poursuivent dans les façons singulières de composer un tel caractère (empilement, juxtaposition, mise en volume dans un cube). Il orne fréquemment les créations à travers lesquelles Zask parle d’elle-même : carte de vœux ou d’invitation, carnet qu’elle offre à ses visiteurs, autoportrait destiné au Jardin des modes, en 1995. Mais « Alfabetempo » participe également à l’affiche d’Event, spectacle de danse de Merce Cunningham, à l’Hippodrome de Douai, en 2002. Le passage est naturel, pour ne pas dire évident ; chez Zask, la distinction entre travail de recherche et de commande n’est pas recevable. La démarche est « une », sa plus précieuse valeur demeure la cohérence.

Au fil du temps, son registre s’enrichit, mais il est nécessaire que les intuitions soient d’abord confirmées par ce qui préexiste, que le diapason Zask résonne favorablement. Une fois reconnu et adopté, un élément formel, un principe de manipulation des lettres se retrouvera indifféremment dans tel ou tel travail. La façon dont il sera appliqué ne dépendant pas tant du client que de la spécificité du contexte. Il en est ainsi des gribouillis que la graphiste sauve de la corbeille, scanne, scrute et radiographie. Même chose pour les espaces latents présents entre les mots du texte. Ces intervalles se sont révélés lors de la composition pour la Scam d’une phrase de Denis Gheerbrant : Chaque fois que je finis un film, j’ai l’impression qu’un espace de liberté tombe derrière moi. La correspondance est évidente : le graphisme de Zask contribue à révéler ce qui lie les mots et tient les phrases, à placer les mots sur un espace de liberté. Catherine Zask peut ensuite donner à cet « espace latent révélé » d’autres significations. Regroupant sur une affiche toutes les répliques d’Alcibiade (dialogue écrit par Platon, rendant compte d’une conversation entre Socrate et Alcibiade, présomptueux candide), elle s’en sert pour marquer la propension du jeune interlocuteur à se faire le réceptacle des paroles du philosophe.

Un mouvement d’ensemble se discerne : déconstruire pour reconstruire, approcher l’abstraction et l’indicible pour mieux dire. Le fruit de l’expérience patiemment recueilli, il faut également veiller à poursuivre le déroulement de la fibre créatrice, laisser le processus poursuivre ses évolutions, guetter et apprivoiser les circonvolutions. Le tout forme cette respiration en un cycle que Zask manie et approprie aux sujets, avec application, humour et exigence. La confiance dans le public est la règle et, parmi de nombreuses autres choses, Zask prend garde à ne pas castrer les gens de leur imagination, notamment en n’entravant pas la sienne. Cependant, « pour réellement comprendre son travail, il faut l’avoir vue danser ou au moins la regarder se rouler une cigarette parfaite avec aisance » (Uwe Loesch, Area, éditions Phaidon). Malgré une connivence certaine avec des graphistes germaniques comme Uwe Loesch ou Werner Jeker, la lettre selon Zask doit déconcerter les amateurs de rigueur typographique. Qu’importent la proportion et la grille en regard de l’expression ? L’une des rares pratiquantes de l’affiche typographique en France a choisi l’impressionnisme sensible plutôt que la géométrie fonctionnelle.

Avec le public, le client est également l’objet d’une attention particulière. Les collaborations avec la Scam ou l’Hippodrome de Douai ont aujourd’hui plus d’une décennie d’existence. Si une telle longévité (remarquable dans un monde où les institutions changent de costume en même temps que de « tête » ou de saison) n’était pas préméditée, elle traduit une confiance réelle. L’exigence de la graphiste fonctionne en plein et c’est aujourd’hui Catherine Zask qui emmène son client plus loin qu’il ne pensait aller dans le temps et la création. Celle-ci évolue autant en fonction de l’évolution des besoins de ses clients que de la marche de son travail. La transmission passe éminemment par l’appropriation qu’opère la graphiste, et sa restitution qui intègre le langage et la linguistique de Zask, sans entraver le message initial. Nulle image ne vient rivaliser avec celles des 20 000 auteurs de la Scam dont les noms et les discours portent l’identité et s’en renforcent. Les spectacles et pièces donnés à l’Hippodrome sont communiqués par une mise en scène, celle de leurs titres. L’absence de concurrence pour ces deux établissements confère une réelle liberté d’action et d’expression dans la création. Il y a aujourd’hui des affiches à Douai car il y a d’abord eu Macbeth, pour qui s’imposait l’idée d’une affiche (en novembre 2001 ; l’année suivante, la graphiste recevait le grand prix de la biennale de Brno pour Rain). Plus que l’identité des institutions, ce sont des messages et des sujets partagés par les différents interlocuteurs, graphiste incluse, qui sont véhiculés. Il s’agit d’une vision subjective, celle de Zask qui réagit à un mot, une histoire, un discours d’auteur (cinéaste de la Scam ou tragédien à Douai). En y ayant accès, le spectateur est libre à son tour de réagir.

Aujourd’hui, c’est aussi, et de plus en plus fréquemment, son propre travail que Catherine Zask doit transmettre. Les systèmes mis en place sont suffisamment affinés pour avoir une valeur (et un intérêt) en tant que création graphique pure. Judicieusement intitulée « Zask’s the Question » par Gérard Plénacoste, la Galerie Anatome lui consacre une exposition à partir du 29 avril 2004 ; Roger Châtelain la présente dans son livre Rencontres Typographiques « À la netteté de la typographie, associer la clarté des idées et la gaieté des couleurs. », et Uwe Loesch fait de même dans Area, comparant ses affiches suspendues au linge séchant dans les rues de Naples… Parler du travail de Zask impose de parler de sa personnalité, d’une conscience exacerbée de ce qui est produit, de ce qu’il faut faire. Ses conférences et son site web s’organisent selon un plan de Prague, capitale bohème où il faut savoir se perdre. Elle propose des itinéraires qui lui sont propres, plus volontiers axés sur la démarche que le commentaire des œuvres, et veille à ne pas enfermer la création dans une vérité unique, à préserver la part de réception propre à chacun. L’exigence s’exprime à nouveau et il n’est pas question de prendre le public par la main. Une création dont tout serait dit (ou pourrait l’être) ne serait pas une œuvre et aurait perdu son efficacité. Il existe un espace latent entre la graphiste et le public. Sa révélation s’appelle du graphisme et n’est pas dénuée de poésie.